dimanche 31 août 2008

La « Culture hétérosexuelle »

Balivernes ! La « culture hétérosexuelle » ? Ce concept inédit n’est-il pas tout simplement absurde ? Il a fallu pas mal de temps pour qu’émerge le concept de « culture gaie ». Mais aujourd’hui, de nombreux ouvrages et articles utilisent cette formule, et rien qu’en France, il y a eu ces dernières années pas moins de trois dictionnaires sur ce sujet. Pour autant, peut-on parler de la « culture hétérosexuelle » ? Il y a bien sûr des pratiques hétérosexuelles, mais en quoi fondent-elles une culture particulière ?

De fait, il y a vraiment lieu de parler de la « culture hétérosexuelle », qui est d’ailleurs loin d’être universelle. En effet, bien que la nature humaine soit évidemment hétérosexuée, ce qui permet la reproduction de l’espèce, les cultures humaines ne sont pas nécessairement hétérosexuelles, c’est-à-dire qu’elles n’accordent pas toujours de primauté symbolique au couple homme-femme et à l’amour dans les représentations culturelles, littéraires ou artistiques, comme le prouve l’examen des sociétés anciennes ou « archaïques ».

En allant plus loin, il faudrait peut-être même se demander si les cultures hétérosexuelles, c'est-à-dire celles où l'attirance pour l'autre sexe est partout figurée, cultivée, célébrée, ne constituent pas un cas particulier que des raisons historiques, liées à l'expansion économique et coloniale, auraient rendu apparemment général. En effet, dans de nombreuses sociétés, bien que les pratiques hétérosexuelles soient l’usage ordinaire, elles ne sont jamais exaltées sur le mode de l’amour, et encore moins de la passion. Elles constituent une exigence sociale objective, qui structure évidemment les rapports sociaux de sexe, mais elles ne sont guère sublimées, le désir de l’homme pour la femme étant perçu comme nécessaire et secondaire en même temps. En tant que telles, elles ne sauraient être valorisées, ce qui explique bien souvent le peu de place attribué à l’amour dans ces civilisations. En réalité, l’importance donnée à l’amour, ou plus exactement à l’amour hétérosexuel, semble être une particularité de nos sociétés occidentales, comme le note à juste titre John Boswell :

La culture industrielle a fait de ce sujet une véritable obsession. A observer les monuments de la civilisation occidentale moderne, on pourrait avoir l’impression que l’amour a été le centre d’intérêt majeur de la société industrielle des XIXe et XXe siècles. La majorité écrasante des ouvrages de littérature, d’art, de musique populaires a pour thème la recherche de l’amour, sa célébration ou les plaintes qu’il inspire ; ce point est d’autant plus surprenant que l’essentiel de la population à laquelle ces messages culturels s’adressent est déjà mariée ou trop âgée pour être vraiment concernée par la question. Ceux qui sont plongés dans cet océan d’amour[1]ont tendance à penser que cela va de soi ; bien des spécialistes du sujet sont eux-mêmes inconscients de la place primordiale qu’il occupe dans les civilisations où ils ont grandi. Or très peu de civilisations anciennes ou demeurées à l’écart de l’industrialisation seraient prêtes à admettre –ce que personne en Occident n’aurait l’idée de contester– que l’homme existe pour aimer une femme et la femme existe pour aimer un homme.[2] La plupart des humains, de tout temps et de tout lieu, auraient jugé étroite cette mesure de la valeur humaine.

De nombreuses civilisations, ainsi que les sociétés occidentales du passé, se sont davantage préoccupées d’autres enjeux culturels : célébration de personnages héroïques ou d’événements hors du commun, méditations sur les saisons, observations sur la réussite, l’échec ou la précarité des cycles agricoles, histoires de famille (dans lesquelles l’amour joue un rôle restreint, lorsqu’il n’est pas complètement absent), études ou élaborations de traditions religieuses ou politiques[3].

[1] Extrait d’une chanson populaire enregistrée en 1959 par Lou Phillips.
[2] Extrait d’une autre chanson populaire, elle aussi classée première au hit-parade américain, The Game of love, interprétée par Wayne Fontana en 1965.
[3] Les Unions de même sexe dans l’Europe antique et médiévale, Paris, Fayard, 1996, p. 20.

De ce fait, si la reproduction hétérosexuée est la base biologique des sociétés humaines, la culture hétérosexuelle, elle, n'est qu'une construction parmi d'autres, et en ce sens, elle ne saurait être présentée comme le modèle unique et universel. Dès lors, il convient de se demander à partir de quand, comment et pourquoi notre société a commencé à célébrer le couple hétérosexuel. Il faudrait, en effet, s'interroger sur les origines du dispositif socio-sexuel dans lequel nous vivons aujourd'hui, le sujet n'ayant jamais été étudié en ces termes. Mais il faut pour cela accomplir une véritable révolution épistémologique : sortir l’hétérosexualité de « l’ordre de la Nature », et la faire entrer dans « l’ordre du Temps », c’est-à-dire dans l’Histoire.

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